Devant Nahia, un mur en acier inoxydable percé de douze trous abritant chacun un bocal contenant une compresse. Sur un ordre, la bergère des Pyrénées renifle joyeusement les cavités, puis va planter son museau dans l’une d’elles, agitant plus fort sa queue. Exercice réussi : elle vient d’identifier la seule compresse ayant été portée quelques heures par une femme diagnostiquée d’un cancer du sein.
On ne sait pas encore grand-chose des composés odorants volatils générés par les cancers, mais on sait que les chiens peuvent les sentir. Ils sont équipés pour cela : 33 % de leur cerveau est dédié à l’interprétation des odeurs (5 % chez l’homme) et leur surface olfactive équivaut à leur peau entière (la nôtre à un timbre-poste ). Grâce à cela, les chiens identifient des odeurs mille fois plus ténues que nous ne le pouvons.
Le monde médical s’est intéressé à ces formidables détecteurs à quatre pattes. Parmi les applications déjà validées cliniquement : la détection d’hypoglycémie diabétique et l’assistance aux personnes épileptiques. La détection de cancers, elle, reste encore du domaine de la recherche hospitalière, avec des programmes actifs dans une quinzaine de pays.
UN PROJET QUI MOBILISE
Nahia est l’un des cinq chiens « travaillant » pour Olfacanis. L’association genevoise – unique en Suisse – a été créée en 2019 par Nicolas Rothen, expert en sauvetage et éducateur canin breveté riche de 25 ans d’expérience. Olfacanis compte une quinzaine de bénévoles, dont le sérieux et la motivation ont convaincu des acteurs de la santé. La Ligue genevoise contre le cancer la soutient financièrement depuis quatre ans. Le CHUV est son partenaire hospitalier depuis les tout débuts, sous la houlette de Khalil Zaman, responsable médical du Centre du sein, du Département d’oncologie. En quoi le CHUV contribue-t-il aujourd’hui ? « Nous supervisons le projet clinique, gérons les aspects éthiques et régulatoires, et nous fournissons les compresses positives pour l’entraînement des chiens. Nous coordonnons aussi les modalités de participation d’autres institutions, notamment le Centre d’imagerie médicale du Flon et celui de Jean-Violette à Genève, qui fournissent les compresses négatives. » Le coordinateur salue au passage tous ceux contribuant à cet effort, à commencer par les femmes « qui acceptent souvent immédiatement de participer. »
DÉMONSTRATION SPECTACULAIRE
De son côté, Olfacanis a développé l’entraînement des chiens, un travail d’orfèvre exigeant une patience immense. Il faut d’abord enseigner à l’animal à reconnaître l’odeur du cancer parmi toutes les autres (celles de la compresse, de la femme qui l’a portée, de la pièce, etc.). Puis à identifier une ou plusieurs compresses positives parmi les négatives et les stériles. Ceci sous forme de jeu stimulant, pour que les animaux s’y consacrent avec plaisir et concentration. Mais sans forcer, pour éviter une saturation psychologique qui ruinerait tous les efforts. Les sessions sont ainsi limitées à environ 45 minutes par chien toutes les deux semaines.
L’entraînement a débuté en octobre 2023. En mai dernier, Nahia, Nooki et Ouchka ont prouvé leur compétence lors d’une démonstration organisée pour le CHUV. « C’était vraiment bluffant ! », raconte Khalil Zaman. « Les trois chiens ont correctement identifié les compresses à chaque passage. Nous avons aussi été surpris par la vitesse avec laquelle ils l’ont fait. »
VALIDATION CLINIQUE NÉCESSAIRE
Il y a donc bien un potentiel, confirme Khalil Zaman. « Cette méthode non invasive pourrait trouver sa place comme complément au dépistage mammographique, pour l’instant le seul à avoir démontré un bénéfice pronostique. Il pourrait être utilisé par exemple entre deux contrôles mammographiques ; ou par des femmes à risque génétique ; ou par celles de moins de 50 ans, qui ne sont pas candidates au dépistage. » Les chiens pourraient aussi être mobilisés dans les régions où les femmes n’ont pas accès aux équipements de mammographie.
En l’état, pourtant, le chemin vers une validation clinique reste encore long. « Le projet pose une hypothèse à laquelle nous devons maintenant apporter une preuve scientifique », explique Khalil Zaman. Le CHUV est ainsi en train de préparer une étude de validation : « Nous souhaitons mesurer le pourcentage de réussite sur un nombre d’échantillons statistiquement significatif et évaluer la reproductibilité des résultats. »
Si la fiabilité est prouvée, il faudra encore vérifier et définir le rôle clinique du dépistage canin. Apporte-t-il un avantage réel aux femmes ? Comment et où l’intégrer parmi les méthodes existantes ? Sera-t-il pratiquement et financièrement viable ?
Insensibles à ces questionnements, les cinq chiens d’Olfacanis continuent de s’entraîner. En jouant, sans même réaliser qu’ils renforcent encore leur statut de meilleurs amis de l’homme. En savoir plus.
Propos recueillis par Nicolas Huber
Crédit photo : Philippe Gétaz
