Pour toute personne qui reçoit la nouvelle d’un cancer, il y a un avant et un après. On peut même parler de rupture biographique, tant la maladie amène des changements importants. Mais quelle est la nature de cette révolution ? Est-elle de même ampleur chez tout le monde ? Chef du Service de psychiatrie de liaison au CHUV, le professeur Friedrich Stiefel est aux premières loges des effets psychiques provoqués par la maladie. Oui, le cancer amène toujours une rupture dans la vie des personnes touchées, dit-il en substance, et ce changement peut – et doit – prendre du temps.
L’IRRUPTION D’UN CANCER PROVOQUE TOUJOURS UN CHOC. DANS QUELLE MESURE PEUT-ON AUSSI DIRE QUE LA MALADIE AMÈNE UNE RUPTURE DANS LA VIE DES PERSONNES QUI EN SONT ATTEINTES ?
Il faut d’abord considérer que nous avons besoin à la fois de permanence et de changement dans notre vie. Mais si le changement est trop brutal ou trop rapide, nos capacités psychiques sont dépassées. Lorsque le diagnostic du cancer arrive, il y a un effet psychique immédiat, qui mène d’abord à un sentiment de sidération. Cet état nous protège d’un sentiment de rupture. Par exemple, les personnes qui viennent de recevoir un diagnostic disent souvent : « Je n’arrive pas encore à réaliser » ou « Je me sens enveloppé dans du coton ». À ce moment-là, une évolution est déjà en train de s’amorcer, mais elle prendra du temps. Au bout de ce processus, on peut effectivement avoir le sentiment d’avoir vécu une véritable rupture dans sa vie.
PARMI LES DIMENSIONS DE CETTE RUPTURE, IL Y A NOTAMMENT UN CHANGEMENT DANS LA FAÇON DONT ON SE PERÇOIT.
Petit à petit, l’impression émerge de ne plus être la même personne qu’avant, d’avoir perdu une certaine insouciance et d’être perçu par les autres comme malade. Il y a aussi un changement dans la sphère du corps et des sens. Le corps nous permet d’aller vers le monde et d’être affecté par lui. Avant la maladie, on se reposait sur lui sans réfléchir ; il était « silencieux ». Lorsqu’il devient « bruyant » et qu’il ne nous soutient plus, nous avons de la peine à aller vers le monde, et les plaisirs qui nous traversent grâce au corps se modifient. Lorsque nous retrouvons nos capacités psychiques, sensorielles et sociales, notamment à l’aide de la médecine, nous pouvons retrouver le monde. Et souvent les patients prennent plus conscience des choses essentielles comme les relations, les moments de détente, et de tout ce que ce monde peut nous offrir.
EST-CE QU’ON PEUT PARLER D’UN BASCULEMENT D’ORDRE EXISTENTIEL CHEZ CERTAINES PERSONNES ?
Quand il y a un basculement existentiel, nous nous apercevons de manière plus intense de notre vulnérabilité, de notre finitude, et cherchons à donner du sens à notre expérience. Face à ces défis, nous ne pouvons pas nous appuyer sur nos compétences habituelles. Il n’y a pas de directives à suivre. Chacun doit bricoler à sa manière, faire ce qu’il peut et prendre un nouveau chemin. Le plus souvent, les gens finissent par trouver des réponses et relèvent ces défis, mais ça prend du temps.
ON DEVIENT PHILOSOPHE, EN QUELQUE SORTE… ?
Buter sur quelque chose nous amène généralement à réfléchir. Une maladie comme le cancer provoque souvent un changement profond de notre rapport à l’espace et au temps, deux dimensions qui nous sont essentielles. L’espace se restreint avec la maladie. Hospitalisé, on se retrouve dans un lieu confiné, imposé, avec des territoires réservés selon le type de maladies et dont on ne peut pas disposer à notre guise, ni sortir. Et quand on retrouve son lieu de vie et qu’on peut refaire une balade dans la nature, on comprend ce qu’est la liberté. Quant à notre rapport au temps, si auparavant on remettait toujours tout à plus tard, si on courait d’une tâche à l’autre, on réalise soudain qu’il faut vivre les choses un peu plus au présent. Et donc oui, la maladie peut nous amener à devenir un philosophe du quotidien. À travers elle, certains patients, malgré leurs souffrances, s’ouvrent à des questions plus profondes que celle de savoir si on arrivera à terminer tel ou tel projet professionnel à temps…
Propos recueillis par Pierre-Louis Chantre
Crédit photo © Philippe Gétaz
