« Le bonheur est une chose qui se multiplie par deux quand on le partage », nous dit avec sa bonne humeur légendaire le professeur Jacques Besson, au moment de nous accueillir chez lui au pied des vignobles de Lavaux. Sur son balcon, face au lac, il nous montre au loin son voilier. Navigation, enseignement et écriture, la vie de ce retraité du CHUV et pionnier de la psychiatrie communautaire dans le canton de Vaud n’est manifestement que pur bonheur.
Un bonheur alimenté par beaucoup de spiritualité au quotidien. Mais attention, précise Jacques Besson, « spiritualité ne veut pas forcément dire religion. Nous ne sommes pas dans le registre du prosélytisme, chacun peut la définir comme il l’entend ». Il existe 1352 études evidence based (basées sur des preuves) qui décrivent l’impact favorable de la spiritualité sur la santé. Les rapports entre spiritualité et santé sont d’ailleurs fort anciens, Hippocrate était lui-même un prêtre du dieu guérisseur grec Asclépios. Mais avec l’arrivée de la psychanalyse au XIXe siècle, le détachement du spirituel en médecine est quasi consommé.
LE BONHEUR COMME ATTRACTEUR DE SANTÉ
Aaron Antonovsky était un sociologue de la santé et s’est beaucoup entretenu avec des rescapés des camps nazis. Face à l’absurdité de la souffrance, il a observé que l’être humain supporte beaucoup mieux sa condition s’il y trouve de la cohérence. Cela l’a amené à développer le concept de salutogenèse, en contraste avec la pathogenèse, qui étudie la cause des maladies.
Plutôt que de focaliser sur les causes du malheur, dans le passé, on cherche dans l’avenir des attracteurs de bonheur, des attracteurs de santé. Cela se décline sur 3 axes, précise Jacques Besson. D’abord, est-ce que ce qui m’arrive est compréhensible ? Ensuite, est-ce que je peux avoir foi dans mes ressources ? Enfin, ai-je confiance dans mon pouvoir de donner du sens à ce qui m’arrive ?
LA THÉRAPIE DU SENS
La détermination de redonner à la spiritualité la place qu’elle mérite dans la prise en soin revient à Viktor Frankl, neurologue et psychiatre, et qui – contrairement à Antonovsky – a directement vécu l’horreur des camps. Il y a observé avec étonnement que ceux qui paraissaient les plus faibles résistaient le mieux. « Face à l’absurde, les plus fragiles avaient développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l’espoir et questionner le sens. » Il considère l’homme comme une totalité trinitaire : physique-psychique-spirituelle. Il va en quelque sorte réconcilier psychanalyse et spiritualité par le concept de logothérapie, la thérapie par le sens.
Une des racines du mal est le vide existentiel, dont les symptômes sont la dépression, la violence et l’addiction. Pour Jacques Besson, la logothérapie est l’anti-vide existentiel, qui permet la créativité, la compassion et la liberté. C’est une spiritualité non religieuse, qui peut être pratiquée par des psychologues et des médecins, mais aussi par des pasteurs, des assistants sociaux ou des soignants.
« Parfois, le problème pour mes collègues psychiatres, c’est que la spiritualité peut être perçue comme une des dimensions de la vie psychique, parmi d’autres. Pour eux, un accompagnant spirituel, c’est quelqu’un qui fait un peu de la psychothérapie sauvage et qui amène des concepts qui ne sont pas scientifiques. » La logothérapie a pourtant été expérimentée avec beaucoup de succès dans les soins palliatifs notamment. Les patients peuvent faire preuve d’auto-distanciation, refaire un récit de vie où ils découvrent à posteriori les belles choses, « celles qui ont eu du sens et qui s’inscrivent dans une forme de beauté de la vie qui se termine ».
LE DÉPASSEMENT DE SOI
L’accompagnement spirituel en contexte de soins – spiritual care – s’est fortement développé grâce aux réseaux « santé, soins et spiritualité » tels que resspir.org, dont l’objectif est de promouvoir la compréhension, la reconnaissance et l’intégration de la spiritualité dans les milieux de la santé, et de soutenir les accompagnants spirituels pour approfondir leurs compétences.
« Même si on est un rationaliste scientiste, on est obligé d’admettre que la spiritualité peut fortement contribuer à la santé, que ce soit en matière de prévention ou pour le rétablissement, ne serait-ce qu’avec la gestion du stress qu’elle facilite. »
L’auto-distanciation est donc un mécanisme puissant pour prendre du recul, car on y retrouve ces qualités liées à la spiritualité que sont notamment la gentillesse et la générosité. Toutes choses qui par ailleurs ont pu être mesurées en imagerie cérébrale. Jacques Besson en a fait l’expérience : « Quand on active les zones du cerveau dévolues à l’altruisme, cela produit du bonheur dans le cerveau supérieur. Ce n’est pas un plaisir éphémère dans le cerveau inférieur, comme lorsqu’on prend de la drogue. C’est un plaisir beaucoup plus sublimé, plus élevé. »
C’est scientifique : le bonheur provoque du bonheur à celui qui le donne.
Au moment de rédiger ces lignes, nous découvrons sur Facebook le message d’adieu d’Axel Kahn, médecin et président de la Ligue nationale française contre le cancer, atteint d’un cancer incurable. « Je vais mourir, bientôt [...] Alors, des pensées belles m’assaillent, celles de mes amours, de mes enfants, des miens, de mes amis, des fleurs et des levers de soleil cristallins. Alors, épuisé, je suis bien. »
Darcy Christen