« Je me suis dit : pourvu que ce ne soit pas ça. Et quand mon médecin me l’a annoncé, c’était ça. Alors je n’avais plus peur que ce soit ça, je le savais. Je me suis dit : pourvu que ça ne soit pas grave, mais en définitive, ça l’était. Donc je n’avais plus peur que ce soit grave. À chaque fois, je posais un peu la peur. » C’est ainsi, le sourire aux lèvres, que Daniel Harriet, 62 ans, raconte les étapes qui ont précédé le diagnostic : un double cancer, du côlon et du foie. C’était en octobre 2020.
SE TOURNER VERS LA VIE
Aujourd’hui, Daniel n’a plus de cancer du côlon, mais son traitement de chimiothérapie contre le cancer du foie se poursuit. « Je l’aurai à vie, mais ce n’est pas un problème, je l’ai apprivoisé, ce cancer. Finalement, la maladie, ces cellules, c’est moi ; je suis la maladie. Donc si je me mets à lutter contre elle, je me mets à lutter contre une partie de moi-même. » S’il fait preuve d’une telle sérénité, il n’en a pas été immédiatement ainsi. À l’annonce du diagnostic, Daniel s’effondre. Puis voyant que toutes les personnes qu’il aime autour de lui s’effondrent également, il refuse cette fatalité et décide de changer de paradigme. « Je me suis dit que la façon dont je voyais les choses allait influencer la façon dont les autres les vivaient. Donc je me suis tourné vers la vie, je prends le présent. Et quand on s’occupe des autres, on a moins le temps de s’occuper de soi-même. C’est un soulagement ! » Et, en même temps que lui, son entourage a remonté la pente.
COMME L’ÉCHO DE LA MONTAGNE
Cette posture de vie est essentielle, car pour Daniel, tout ce qu’une personne projette lui revient. Il convient donc, selon lui, de s’interroger sur ce que nous voulons rayonner et comment. « C’est comme si vous allez en montagne et vous criez : je t’aime, je t’aime… Et puis la montagne, elle vous le dit aussi : je t’aime, je t’aime… » Une image certainement pas choisie au hasard, puisque c’est l’amour qui, il y a 35 ans, a poussé Daniel à quitter son Pays basque natal pour s’établir en Suisse, dont il a embrassé la nationalité. C’est également l’amour qui le motive au quotidien : « L’amour fait du bien à celui qui le porte. Donc si on veut faire quelque chose pour les autres, il faut les mettre en situation d’aimer, c’est-à-dire s’installer soi-même dans l’amour et laisser celui-ci se développer. Et quand on aime, on perçoit beaucoup plus, et beaucoup plus finement. »
LA PERCEPTION POUR MAÎTRE-MOT
La perception… Elle accompagne Daniel Harriet depuis toujours. Tout au moins depuis le jour où, il y a 40 ans, il décide de quitter son métier de marin et atterrit dans une carrière. C’est là qu’il découvre le travail de la pierre, grâce à un graveur de passage, qui lui permet de trouver un emploi dans une marbrerie. Sculpteur, Daniel l’est toujours aujourd’hui, même si la maladie l’empêche de pratiquer sa passion à titre professionnel. Reste la perception : « La sculpture, c’est juste un médium pour exprimer une certaine curiosité, un certain regard sur les choses, dénué de jugement. C’est plus un état d’esprit qu’un acte, c’est une façon toujours neuve d’appréhender les choses. En tant qu’artiste, on perçoit les choses plutôt que de les cogiter. Avec le mental, on est dans les schémas, dans le préfabriqué, à travers ce qu’on nous a dit et ce qu’on a vécu. Mais ce n’est pas ce qu’on vit. Tandis que la perception, c’est tout ce qu’on vit. » Cette façon d’être au monde s’est encore aiguisée avec la maladie, puisque le temps ne se conjugue plus au futur. Un exemple : en arrivant à l’hôpital pour sa première chimiothérapie, Daniel perçoit immédiatement l’empathie et la générosité du personnel soignant. « Je me suis dit : wow, c’est le paradis ici ! Et au lieu de penser que j’allais avoir une chimio qui allait me pourrir le corps, je me suis dit non, ici, ils vont m’envoyer du nectar. Suivant comment on voit les choses, elles se manifestent – pour soi. » Hasard ou réalité ? Toujours est-il que Daniel fait partie des 5 % de personnes à avoir peu d’effets secondaires.
EN PAIX AVEC LA MORT
Et la mort ? Daniel n’en a pas peur, il la voit comme quelque chose de naturel. Pendant 40 ans, il a sculpté quantité d’ornements pour des tombes. « J’ai pu voir comment fonctionnent les gens, qui a de la peine, pourquoi, quelles sont les stratégies pour survivre à ça. Et tout ça m’a sans doute forgé une façon de voir les choses qui me met en paix avec la mort. De toute façon, on a tous une échéance. Après, c’est une question de temps. Mais plus on est dans le présent, plus le temps n’existe pas. Pour le moment je vais bien, et c’est donc la seule chose qui est réelle. » Le sculpteur voit la vie comme un changement permanent avec lequel il faut vivre. Pour lui, ne pas vouloir mourir, c’est ne pas vouloir que ça change. C’est pourquoi il ne s’attache qu’à ce qui, selon lui, ne change pas : la perception. Il n’a ainsi « aucune raison de s’inquiéter ». Et d’ajouter, non sans humour : « Je suis curieux et tant que je peux découvrir quelque chose, je suis content. D’une certaine manière, j’appréhende la mort un peu comme ça, comme une expérience. Je vais découvrir enfin ce que c’est ! »
HEUREUX JUSQU’AU BOUT
Quand il évoque ses deux enfants adultes, pour qui l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de leur père est difficile à accepter, Daniel Harriet déclare, toujours avec la même expression lumineuse dans les yeux : « On apprend à vivre à ses enfants. On peut aussi leur apprendre à mourir. Et si un jour ils devaient être confrontés à ça, au moins ils auront eu l’expérience qu’on peut vivre bien jusqu’au bout, ne pas céder un centimètre de terrain au malheur. Je crois qu’on peut être heureux jusqu’au bout, et je pense que c’est bien parti dans mon cas. »
Christine Theumann-Monnier