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Les patients oncologiques sont-ils des personnes spéciales ?

Faut-il considérer les personnes cancéreuses comme des combattants héroïques ? Coauteur d’une étude financée par la Ligue vaudoise contre le cancer (LVC), Michael Saraga, psychiatre au CHUV, analyse un discours qui s’est imposé aux États-Unis et pourrait devenir commun en Europe.

Les personnes atteintes par un cancer sont-elles des gens comme les autres ? Est-il juste de les considérer comme des patients ? Ne faudrait-il pas plutôt parler de combattants ou de héros ?

Aussi perturbantes qu’elles puissent paraître, ces questions trouvent aujourd’hui un écho important aux États-Unis. Une nouvelle manière de désigner les patients oncologiques semble même y avoir pris une place dominante. Selon ce discours, les patients oncologiques, qu’ils aient survécu à un cancer ou vivent avec la maladie stabilisée, ne devraient pas être considérés comme des victimes. Il faudrait les voir comme des survivors, des survivants, dont le courage devrait être dûment célébré. Dans sa version radicale, cette philosophie implique que le cancer, en fin de compte, peut se voir comme une opportunité à saisir... Une expérience existentielle qui offre la possibilité de se reconstruire mieux qu’avant.

UN CODE DE L’OPTIMISME DISCUTABLE

Dans un article paru en 2018 dans la revue scientifique française Psycho-oncologie, Michael Saraga et ses co-auteurs soulignaient le poids que ce « concept du survivorship » pouvait représenter pour les patients : « Ce discours est susceptible de générer une nouvelle normativité en imposant un code de l’optimisme très contraignant ».

Le développement d’un discours optimiste sur le cancer peut se comprendre au vu des derniers progrès de la médecine : aujourd’hui, de plus en plus de personnes guérissent du cancer ou vivent avec un état stable, notamment grâce aux nouveaux traitements tels que l’immunothérapie. Mais focaliser sur cette possibilité de survie peut créer « une injonction », celle de devoir « rester positif » quelles que soient ses souffrances. Tout le monde ne se reconnaît pas dans cette posture. Et si un tel discours devient dominant, en particulier au sein du monde médical, il peut entraîner des conséquences psycho-sociales dommageables auprès des malades qui n’y adhèrent pas.

Anticiper les effets potentiellement négatifs du discours de la survivance ne doit cependant pas empêcher de voir ce qu’il a apporté. Le mouvement du survivorship est né aux États-Unis au milieu des années 1980, au sein d’un groupe de patients et de professionnels de soins : « Leur propos avait sa raison d’être », note le psychiatre. « Ces personnes avaient la volonté de se faire entendre à une époque où il y avait peu de reconnaissance pour ce que le cancer représentait. Il y a trente ans, la médecine ne se préoccupait guère des conséquences physiologiques, psychiques et sociales de la maladie et des traitements. »

UNE INJONCTION AU MUTISME

Cette vertu collective et participative est apparue avec évidence à Michael Saraga et à ses coauteurs après une enquête menée en 2019, dans la foulée de leur premier constat. Financée par la Ligue vaudoise contre le cancer (LVC), les chercheurs ont réuni à Lausanne une douzaine de femmes en rémission d’un cancer du sein depuis plusieurs années. La question principale était de voir si elles avaient été confrontées au discours de la survivance.

Intitulé « L’isolement des survivants du cancer », l’étude suggère que c’est loin d’être le cas. « Les femmes que nous avons réunies se sentaient très étrangères au discours de la survivance, dit Michael Saraga. Elles se sont plutôt présentées comme des personnes profondément marquées par ce qui leur était arrivé. Et de façon générale, ce qu’elles avaient traversé restait extrêmement douloureux. » Les entretiens ont par ailleurs montré que le cancer avait projeté toutes ces femmes dans un grand isolement. « Elles avaient le sentiment d’avoir vécu une expérience que personne autour d’elles ne pouvait comprendre et d’avoir été obligées de s’enfermer dans le mutisme. Il est compliqué de voir si ce silence leur a été imposé ou si elles s’y sont astreintes elles-mêmes en anticipant qu’elles risquaient d’être rejetées. Toujours est-il que leurs émotions à ce sujet étaient encore très à vif. »

Il semblerait donc que la Suisse ne soit de loin pas encore imprégnée du discours américain sur le survivorship. Et plutôt qu’une injonction à l’optimisme, peut-être est-ce toujours une injonction à se taire qui prévaut dans la culture helvétique. « Il n’est pas faux de souligner la violence que peut générer un code de l’optimisme », conclut Michael Saraga. « Il faut cependant éviter de réduire le phénomène du survivorship à une philosophie néolibérale à l’américaine. » L’idée que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts » est ancrée dans la culture occidentale depuis très longtemps. Et puis le mouvement du survivorship a quand même été une invitation à parler. Quand on vit dans une culture du silence, comme dans le canton de Vaud, il ne faut pas oublier de lui reconnaître ce mérite. »

Pierre-Louis Chantre