En début d'année, une étude publiée dans BMJ Oncology faisait grand bruit en montrant que le nombre de cancers chez les moins de 50 ans avait doublé en trente ans. Depuis lors, des spécialistes ont nuancé le résultat de cette étude mondiale pour ce qui est de la réalité en Suisse où l'incidence du cancer est stable, voire en légère diminution. Cette évolution réjouissante soulève cependant la question du dépistage. Un sujet hautement complexe que le Dr Bulliard, épidémiologue à Unisanté et lui-même spécialiste reconnu du dépistage, éclaire pour nous.
Quand il s'agit d'aborder la question du dépistage, dont les enjeux sont bien plus complexes qu'ils ne pourraient sembler de prime abord, le Dr Jean-Luc Bulliard aime commencer en se référant à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et ses critères pour proposer un programme de dépistage d’une maladie chronique : «On doit impérativement tenir compte de plusieurs aspects. A commencer par la maladie, sa fréquence, sa vitesse naturelle de progression et ses conséquences si elle n'est pas traitée, explique Jean-Luc Bulliard. Puis, il faut considérer les tests de dépistage à disposition : sont-ils suffisamment performants, simples à réaliser, sans risque ? Mais également leur acceptabilité et leur intégration dans la pratique médicale quotidienne.»
Une multitude de paramètres
Enfin, il faut pouvoir s’assurer que le système de santé soit capable d’intégrer un dépistage systématique, qu’il dispose d’une stratégie de prise en charge, de l’équipement diagnostique et thérapeutique pour assurer un suivi du dépistage. Il faut également y intégrer une analyse coût-efficacité. « Le bénéfice du dépistage doit justifier cet investissement qui se fera forcément au détriment d’autres dépenses sanitaires. Un dépistage est inutile si rien n'est prévu ensuite pour assurer un traitement ou si le résultat du traitement serait le même sans dépistage. De même, si le test est peu performant ou qu'il présente plus d'effets délétères que positifs pour le patient. On doit donc tenir compte d'une multitude de paramètres.»
Pour le spécialiste vaudois, il faut être très clair sur ce qu'on veut dépister systématiquement. Notamment les facteurs de risques des maladies (hérédité, tabagisme, etc.) qui ne vont pas forcément conduire les porteurs de ces facteurs de risque à développer la maladie qu’on cherche à prévenir: «Si on considère les maladies cardio-vasculaires, on dépiste l'hypertension, l'hérédité, l’obésité ou des anomalies génétiques qui ne sont pas, par définition, une maladie mais des facteurs de risque de ces maladies.»
Cancer du sein, un enjeu majeur de santé publique
Le cancer du sein fait l'objet de beaucoup d'attention. Au-delà de sa force symbolique, souvent associée à la mère nourricière, il demeure hautement mortel. «Il constitue clairement un enjeu majeur de santé publique. Il est le plus répandu chez les femmes, représentant un tiers de tous les cancers, et provoquant un décès sur cinq. Environ une femme sur neuf risque de développer un cancer du sein.»
En ce qui concerne son dépistage, la mammographie a largement prouvé son efficacité et remplit les critères proposés par l’OMS chez les femmes de plus de 50 ans. « C'est pourquoi cet instrument de dépistage est toujours utilisé, même s'il a évidemment subi de nombreuses améliorations digitales, dont des écrans haute résolution, depuis les années 1980.» Si le test doit être le plus simple possible, il faut aussi veiller à ce qu'il ne soit pas nocif. Par exemple, la mammographie induit des rayons. Et ceux-ci peuvent provoquer des cancers radio-induits: « Mais nous savons désormais que ce risque est faible. Et pour un décès par cancer radio-induit, plus de 100 vies de femmes sont sauvées. Ce ratio est très favorable au dépistage. Ce n'est pas pour relativiser, mais il faut néanmoins être conscient que si vous passez deux semaines de vacances dans les Alpes au soleil, vous aurez absorbé autant de radiations naturelles que lors d'une mammographie.»
Le recours à une imagerie complémentaire
Si la mammographie fonctionne bien, elle a aussi ses limites: « Plus les seins sont graisseux, plus le dépistage sera facile, le tissu adipeux étant gris ou noir. En revanche, quand ils sont denses, le tissu est blanc, très clair. Et en termes de visibilité, c'est un peu comme mettre les grands phares dans le brouillard. On ne voit pas grand-chose. Or plus la femme est jeune plus ses seins seront denses, donc les performances seront moins bonnes avant 50 ans. Pour obtenir les mêmes performances, il faudrait presque faire un test tous les 12 ou 18 mois. Cela coûterait plus cher et augmenterait l'exposition aux rayons.»
Dans ce genre de cas, il arrive qu'on fasse recours à une imagerie complémentaire. « Si le résultat d'une mammographie est négatif, mais que les seins de la femme sont très denses, comme 5% de la population, on pourra alors lui proposer une échographie. Cela permet de compenser. C'est un premier pas vers une sorte de dépistage personnalisé dépendant du niveau de risque.»
Avancer l'âge du dépistage?
Si tous les outils de dépistage sont réunis, reste la fréquence du cancer du sein qui dépend avant tout de l'âge puisqu'elle augmente de façon exponentielle au fil des ans. On diagnostique chaque année environ 1300 cas chez les femmes de moins de 50 ans en Suisse, soit 19% des 6900 cancers du sein (tous âges confondus) : « Et parmi ces 1300 cancers, 930 surviennent chez des femmes de 40 à 49 ans (13,5% du total) et 370 chez des femmes de moins de 40 ans (5,4% du total). Son incidence a marginalement augmenté ces vingt dernières années dans ces groupes d’âge.»
La question est néanmoins récurrente: ne pourrait-on pas dépister systématiquement les femmes avant 50 ans ? «Avant 40 ans, le cancer du sein est globalement assez rare. Environ 20 % se développent avant 50 ans et plus de la moitié entre 50 et 74 ans, précise Jean-Luc Bulliard. La question se pose, mais l'on doit aussi se demander si cet argent ne serait pas mieux investi en permettant à toutes les Suissesses d'être dépistées entre 50 et 70 ans, comme dans de nombreux cantons alémaniques, à l’instar de Zurich, où ce n'est pas encore le cas. Et puis, même si nous sommes bien équipés en imagerie, il faut aussi veiller à ne pas surcharger le système et éviter que cela se fasse au détriment des cas d'urgence.» Le spécialiste en dépistage souligne cependant que les femmes montrant des facteurs de risque élevés sont généralement déjà suivies bien avant 50 ans tout en étant assurées d'une couverture de la LAMAL.
Une question hautement complexe
Comme l'explique Jean-Luc Bulliard, si on se réfère strictement aux performances du dépistage, on peut constater qu'elles sont moins bonnes avant 50 ans: «Les études montrent qu'à partir de 50 ans, on obtient à peu près 25% de réduction du taux de mortalité, alors qu'elle se situe entre 11 et 15% lorsqu'il s'agit de femmes entre 40 et 49 ans. Pour les experts mondiaux, le bénéfice d'un dépistage effectué entre 40 et 44 ans n'est clairement pas démontré. En revanche, lorsqu'il s'agit de la tranche critique allant de 45 à 49 ans, les avis sont nettement plus partagés.»
A part des actions ponctuelles, sous forme d'interpellations parlementaires ou de mobilisation féminine, la question d'un abaissement de l'âge du dépistage ne semble pas à l'ordre du jour de la Confédération. « Comme on l'a vu, la question est d'une grande complexité entre les bénéfices, les effets secondaires et les coûts. Et malgré certains éléments qui pourraient relativiser l'efficacité d'un dépistage trop précoce, il faut garder en tête un point important, et dont il faudra tenir compte : le cancer du sein a tendance à être plus agressif, et donc à évoluer plus vite, chez les femmes jeunes », conclut Jean-Luc Bulliard.
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